Faisons des monstres!

Faisons des monstres!

La place Vendôme depuis le n°16 © Marie-Amélie Tek, 2019.

 

Mesdames, Messieurs, 

 

Lorsque Pascal Payen-Appenzeller m’a demandé des nouvelles de mon chantier place Vendôme il y a quelques semaines, je lui ai répondu : « Pascal, c’est affreux, j’ai fait un monstre ! ». Ce à quoi il a ajouté : « T’inquiète pas, j’en ai fait aussi. Il y a 30 ans, on ne savait pas faire autrement... ». 

 

Je parlerai ce soir de nos monstres et de celui qui m'occupe en particulier, d’un parmi tous nos monstres personnels et qui sont aussi parmi nos victoires. 

Sacha Guitry est ici sur le promontoire du monde. Nous sommes vers 1905, et déjà Paris est à ses pieds. Il est chez lui place Vendôme, chez son père Lucien en réalité. Son belvédère existe toujours au N°26 de la place. Vestige de la Belle Epoque, il est encore là, mais peut-être plus pour très longtemps. Un règlement promet sa future démolition. 

 

Le monstre. Du latin monstrum, phénomène singulier.

Qu’est-ce qu’un monstre ? Le terme vient du latin monstrare qui signifie « montrer », « indiquer », et monstrum du verbe monere « avertir », qui n’est donc pas forcément péjoratif. Le monstre est ce que l'on montre du doigt, et aussi ce qui se montre, ce qui traduit la puissance divine de la Création, capable de mettre du désordre dans l'ordre ou le contraire, provoquant soit la terreur, soit l'admiration. L'écart avec la norme est à double sens et la frontière s'efface entre les monstres et les merveilles. La limite est ténue entre le monstre et la merveille. Ouf ! Gageons donc que l’admiration l’emporte toujours sur la terreur. 

 

Des gestes au nom de la « cohérence architecturale » ? 

Mais revenons au geste puisque c’est lui que nous célébrons ce soir. La main est douée de pensée. Le geste créé. Il conserve, restaure et répare très bien aussi, on le sait. Notre geste n’est pas anodin, il trie au gré des modes. Il coupe et il tranche. Il est sous influence, il est conviction et enfin il gouverne. Il est en somme un instrument puissant qui fait de nous des architectes démiurges, c'est-à-dire des créateurs de l’univers. 

Place Vendôme, nos gestes ont tous été téléguidés par un règlement qui vise à revenir aux façades de Jules Hardouin-Mansart de 1699, au décor homogène qui forme alors un écrin pour la statue équestre de Louis XIV. A cette époque, la place s’appelle Louis-le-Grand et le balcon de Sacha n’est qu’un œil de bœuf, juste une fenêtre sur le ciel. 

A la fin du XXe siècle, retrouver les façades de l’Ancien-Régime peut sembler un gros pari, car la place et les élévations sont, comme on dit, « dénaturées ». Elle est même devenue un parking gigantesque. Le cahier des charges a pour ambition de redonner une cohérence à la place d’origine. Au passage, je m’interroge sur ce mot "cohérence" qui est venu petit à petit remplacer les mots beauté ou harmonie, qui, eux, ont fini par quasi disparaitre de notre jargon d’hommes de l’Art. 

Voici quelques images de la place Vendôme ensuite. Elle est le lieu de la foire Saint-Ovide; on y joue la satire et la Commedia dell’arte jusqu'à 1792 où elle prend le nom de place des piques, du nom même de la fabrique des piques des révolutionnaires qui se trouve dans un hôtel particulier de la place. Puis elle devient place internationale lorsque les communards, Gustave Courbet en tête, mettent à terre la colonne d’Austerlitz en 1871. 

 

Notre mission au N°16 contribue donc à réparer la place dénaturée. Certes, elle a vu le passage des hommes et des évènements, des rois, des empereurs, des fédérés, des financiers, des modistes et des joaillers. Et même de Sacha, de Proust et d'Hemingway. Est-ce cela être dénaturé ? C’est d’avoir vécu indéniablement. Trop vécu sans doute au point que les murs, les portes et les fenêtres ne parlent plus que du passage des hommes, au détriment donc de la fameuse cohérence architecturale. Tellement, il est vrai, que le N°2 de la place, où Napoléon épouse Joséphine, ne peut plus ressembler au N°12, où Prosper Mérimée tient salon.

Eh bien oui ! La place Vendôme en a vu de toutes les couleurs, et cela se voit gaiement ! 

Faire des choix, c’est fabriquer des monstres. 

A vrai dire, je ne sais pas si cette opération va rendre la place plus belle. Plus homogène c’est absolument certain. Il faut reconnaître que le dessein de Louis XIV paraît loin... Mais supprimer 300 ans de transformations et de mutations, de gestes de toutes les époques, n’est-ce pas un peu se débarrasser des vies d’hommes, de mille âmes d'un coup, de juger que des histoires valent moins que d’autres, à tel point que le livre de pierre soit tenu de les oublier aussi ? N’est-ce pas préférer les hôtels des aristocrates aux ateliers des couturières, Crozat le banquier au romantique Chopin et même la « cohérence » à l’artiste Guitry ? 

En fait, je crois que nous tenons-là en gestation un monstre magnifique. Le nôtre, au N°16, qui fait partie du grand tout de la place octogonale, a maintenant un front lisse en ardoise, des petits yeux du XVIIe siècle qui forment une alternance rigoureuse de lucarnes et œil de bœuf et un égout qu’on appelle « libre ». Notre monstre possède aussi des fenêtres qui éclairent tout juste, ou bien qui donnent de la lumière aux placards. On a mis du gris-vert sur le blanc des croisées anciennes et je suis moi-même assez fière du beau bleu de Prusse de la porte cochère qui recouvre un irréductible vert bouteille de 1723. On ferme les yeux devant les larges devantures des boutiques qui ont défoncé les petites baies et les entresols au cours du XIXe siècle. Car voilà, c’est ça la cohérence architecturale qui nous surprend à la place de la beauté et de l’humanité. Elle revient à faire des choix, à fabriquer des monstres ! 

Des créatures authentiques qui n'ont jamais existé... 

Bientôt la place Vendôme aura retrouvé sa belle cohérence de décor de théâtre feint, unique et grandiose. Nous aurons tous mis beaucoup d’ardeur et de passion à rééditer une place royale sans roi, l’écrin de la statue de Louis XIV dont il ne reste que le pied gauche dans les réserves du Louvre, mais aussi des ex-demeures de notables pleines à craquer de boutiques et de showroom... 

Je m’interroge enfin sur ce geste architectural, celui qui ose se prendre pour Dieu parfois. Le perchoir de Coco Chanel au Ritz n’a pas résisté à la dernière campagne de travaux de restauration de l’hôtel mythique... Et après ? Qu’adviendra t-il du balcon de Sacha le moment venu ? Quoiqu'on décide au fond, de règlement en bienséance, on ne sait pas faire autre chose que des monstres, des créatures authentiques, véritables et uniques. Et puisqu'ils sont si beaux, faisons ensemble et longtemps encore des monstres merveilleux ! 

Ainsi, Viollet-le-Duc l'a dit en d'autres termes et en d'autres temps dans son Dictionnaire : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné.i » 

Tribune Libre

Marie-Amélie Tek Architecte du Patrimoine